Le moratoire de l'OMC sur l'imposition de droits de douanes sur les transmissions électroniques
mieux comprendre les préoccupations des pays en développement
Les experts des pays en développement ont des points de vue diverses quant à la décision de l'OMC de ne pas renouveler le moratoire relatif à l'imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques. Rashid S. Kaukab met en avant ces préoccupations principales et souligne l'importance d’une compréhension mutuelle pour encourager un dialogue équilibré sur la question.
Les membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont décidé, lors de leur deuxième Conférence ministérielle en 1998, de continuer de ne pas imposer de droits de douane sur les transmissions électroniques pendant une période initiale de deux ans. Ils ont également chargé le Conseil général de l’OMC d’établir un programme de travail complet sur le commerce électronique. Connue sous le nom de moratoire, cette décision a été reconduite lors de toutes les conférences ministérielles ultérieures de l’OMC, malgré l’opposition croissante de nombreux pays en développement. Le dernier renouvellement en date, lors de la 13ème Conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est tenue début 2024, a précisé la date de fin du moratoire et du programme de travail : la 14ème Conférence ministérielle ou le 31 mars 2026, la date la plus proche étant retenue.
Avant et après la 13ème Conférence ministérielle, plusieurs experts du monde développé ont souligné l’importance du moratoire pour un Internet ouvert et la croissance du commerce électronique mondial. Malheureusement, ces points de vue ne tiennent pas pleinement compte des préoccupations des pays en développement quant au moratoire, notamment le manque de clarté de sa portée, ses implications pour les recettes publiques des pays en développement et son impact sur la marge de manœuvre en matière de politique industrielle. Des préoccupations similaires seraient également à l’origine de la décision de plusieurs participants aux négociations de l’Initiative liée à la déclaration conjointe (IDC) de l’OMC de ne pas communiquer leur acceptation du texte stabilisé de l’IDC du 26 juillet 2024, qui prévoit un moratoire pouvant être réexaminé après 5 ans.
Il est important de reconnaître que les pays en développement ne sont pas un monolithe et qu’ils ont des points de vue différents sur le moratoire.
Il est important de reconnaître que les pays en développement ne sont pas un monolithe et qu’ils ont des points de vue différents sur le moratoire. Certains soutiennent le moratoire, tandis que beaucoup d’autres s’y opposent, comme indiqué ci-dessus. Cet article vise à expliciter les préoccupations soulevées par les pays en développement qui s’y opposent. Il est essentiel de mieux comprendre ces préoccupations pour favoriser un débat équilibré susceptible de contribuer à l’obtention d’un consensus entre tous les membres de l’OMC.
Le contexte : la fracture numérique mondiale
La fracture numérique est au cœur des préoccupations des pays en développement concernant le moratoire. Il s’agit d’un concept aux multiples facettes. Dans le contexte actuel, la fracture numérique désigne les différences majeures entre les pays développés et les pays en développement en ce qui concerne l’accès, l’accessibilité financière, la qualité et la pertinence de l’infrastructure numérique et des technologies numériques. En conséquence, et malgré la croissance exponentielle du commerce électronique, les pays en développement participent beaucoup moins au commerce électronique que les pays développés. Selon les estimations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les pays de l’OCDE représentaient près des trois quarts des exportations mondiales relevant du commerce numérique en 2018.
La fracture numérique est au cœur des préoccupations des pays en développement concernant le moratoire.
Une autre mesure de cette fracture numérique est le ratio des transactions relavant du commerce électronique d’entreprise à consommateur. Ce ratio est en moyenne d’environ 20 % pour les pays les moins avancés, d’un peu plus de 50 % pour les pays en développement et d’environ 80 % pour les pays développés. Les entreprises et les plateformes des pays développés dominant les exportations mondiales relevant du commerce électronique, elles sont les principales bénéficiaires du moratoire, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas tenues de payer de droits de douane sur leurs volumes substantiels et croissants d’exportations numériques. En revanche, les pays en développement, compte tenu de leur part limitée dans les exportations numériques, ne bénéficient pas du moratoire dans la même mesure. En outre, ils ne peuvent pas utiliser les droits de douane pour aider leurs entreprises et leurs plateformes à se développer et à s’étendre. Le fait que le champ d’application et la portée exacts du moratoire actuel ne soient pas clairement définis ne facilite pas les choses.
La définition : qu’est-ce qui est réellement couvert ?
Il n’existe pas de définition acceptée des « transmissions électroniques ». La déclaration ministérielle de l’OMC de 1998 et les décisions/déclarations ministérielles ultérieures visant à prolonger le moratoire ne définissent pas les transmissions électroniques. Par ailleurs, même après l’inclusion de dispositions relatives au commerce électronique dans un nombre croissant d’accords commerciaux régionaux, ce terme n’a toujours pas été défini dans le contexte des règles commerciales internationales. Les pays en développement sont donc légitimement préoccupés par la portée incertaine des éléments couverts par le moratoire actuel. S’agit-il de la livraison en ligne de biens numérisés ? Les services fournis par voie numérique sont-ils inclus ? S’agit-il du processus de transmission ou bien également du contenu transmis ?
En l’absence d’une définition convenue dans les accords commerciaux, et avec l’avènement de nouvelles technologies telles que l’impression 3D, la portée peut s’étendre à l’infini. Les pays en développement qui s’opposent au moratoire ne souhaitent pas, et c’est compréhensible, continuer à signer un chèque en blanc tous les deux ans.
La perte de recettes publiques : c’est là que le bât blesse
Les estimations de la perte annuelle de recettes publiques due au moratoire varient considérablement, allant de 10 milliards USD (selon la CNUCED) à 280 millions USD (selon l’OCDE). Cela s’explique par le manque de clarté concernant le champ d’application du moratoire, comme mentionné ci-dessus, ainsi que par les hypothèses et les méthodologies utilisées par les deux organisations. Compte tenu de cette grande divergence quant au montant total des pertes de recettes publiques, une meilleure mesure pour comprendre les préoccupations des pays en développement serait d’examiner la part des droits de douane et autres droits à l’importation dans leurs recettes fiscales totales. Les chiffres de la Banque mondiale montrent que les droits de douane et autres droits d’importation peuvent représenter de 10 à 30 % des recettes fiscales totales de nombreux pays en développement. Pour certains d’entre eux, cette part est supérieure à 50 %. Ces pays dépendent donc beaucoup plus des droits de douane que les pays développés, où cette part est généralement bien inférieure à 5 %. Dans une telle situation, l’incapacité à lever des recettes publiques en raison du moratoire aura un impact négatif sur les finances publiques des pays en développement, réduisant considérablement leur marge de manœuvre budgétaire pour des investissements publics indispensables dans l’éducation, la santé, les infrastructures, etc. Dans ce contexte, il convient également de noter que de nombreux pays en développement affichent déjà des déficits budgétaires considérables, représentant entre 10 et 70 % de leur produit intérieur brut. Aux yeux de ces pays, le maintien du moratoire peut encore creuser leurs déficits budgétaires en affectant négativement leurs recettes publiques par le biais des droits de douane.
Il a été proposé de remplacer les droits de douane dans les pays en développement par une taxe sur la valeur ajoutée ou des taxes à la consommation similaires. Bien qu’utile, cette approche néglige deux points importants.
En guise de contre-mesure, il a été proposé de remplacer les droits de douane dans les pays en développement par une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou des taxes à la consommation similaires. Bien qu’utile, cette approche néglige deux points importants. Premièrement, l’imposition de la TVA ou de taxes à la consommation similaires est antérieure à l’apparition du commerce électronique, car les pays en développement essaient de passer à la TVA depuis plusieurs décennies, la considérant comme un meilleur instrument pour collecter des recettes publiques. Cependant, la TVA reste confrontée à de nombreux défis importants, notamment l’informalité, les coûts de mise en conformité et la faiblesse des capacités administratives. Il est fort peu probable que les pays en développement soient en mesure de surmonter toutes les difficultés liées à l’établissement et à la mise en œuvre d’une TVA ou de taxes à la consommation similaires efficaces et efficientes à court terme en remplacement des droits de douane.
Deuxièmement, la TVA ou les taxes similaires sont prélevées tant sur les importations que sur les biens et services produits dans le pays, contrairement aux droits de douane, qui ne visent que les importations. Le remplacement des droits de douane par la TVA aurait pour effet d’accorder un accès au marché en franchise de droits (traitement national de facto) aux importations, et de supprimer un avantage compétitif que les droits de douane auraient procuré aux producteurs nationaux des mêmes produits dans le cadre de la politique industrielle du pays.
La marge de manœuvre politique : les droits de douane comme outils de la politique industrielle
La réalisation d’une politique industrielle est un objectif légitime des gouvernements du monde entier, y compris ceux des pays développés. Les droits de douane et les subventions sont des outils clés utilisés à cette fin. Les pays en développement ne disposent généralement pas des ressources financières nécessaires pour accorder des subventions et se tournent souvent vers les droits de douane sur les importations pour permettre aux producteurs nationaux de s’établir, de se développer et de devenir compétitifs. Ils prennent en compte les intérêts des producteurs et des consommateurs et tentent de les équilibrer lorsqu’ils utilisent cet outil pour industrialiser et transformer structurellement leurs économies. Le moratoire sur l’imposition de droits de douane sur une liste croissante de biens importables par voie numérique réduira la capacité politique des pays en développement à utiliser un outil important en faveur de leurs objectifs de politique industrielle.
Le moratoire sur l'imposition de droits de douane sur une liste croissante de biens importables par voie numérique réduira la capacité politique des pays en développement à utiliser un outil important en faveur de leurs objectifs de politique industrielle.
Le moratoire : est-il si important ?
Les pays en développement mettent également en garde contre une surestimation de l’importance du moratoire, en particulier de sa contribution à la croissance du commerce électronique mondial et au maintien d’un Internet ouvert. Deux autres facteurs au moins ont joué un rôle essentiel dans la croissance du commerce électronique. Tout d’abord, les développements et les percées technologiques ont rendu possible la digitalisation d’une liste toujours plus longue de biens et de services. Cette tendance s’accélère encore, par exemple avec les progrès de l’intelligence artificielle et de l’impression 3D.
Deuxièmement, la COVID-19 a donné une grande impulsion au commerce électronique : par exemple, la part des ventes au détail du commerce électronique dans les ventes au détail mondiales est passée de 13,6 % en 2019 à 18 % en 2020. Le rôle du moratoire dans le maintien d’un Internet ouvert est encore plus limité que son rôle dans la croissance du commerce électronique. Les approches réglementaires, y compris pour les flux de données et la localisation des données, sont bien plus importantes pour le maintien d’un Internet ouvert.
Conclusion : vers un consensus grâce à une meilleure compréhension et au dialogue
Ce court article a brièvement exposé les principales préoccupations des pays en développement concernant le moratoire sur l’imposition des droits de douane et les raisons pour lesquelles beaucoup s’opposent à ce qu’il devienne permanent sous sa forme actuelle. Il est essentiel de comprendre ces préoccupations pour avoir une conversation équilibrée sur la question. Un rejet sommaire ou une attention superficielle ne seront d’aucune utilité. Ce n’est qu’en comprenant mieux les points de vue des uns et des autres et en ouvrant un dialogue à double sens que l’on pourra trouver une voie vers le consensus. Un bon point de départ pour cela serait d’avoir une discussion substantielle et constructive sur la définition des transmissions électroniques afin de pouvoir déterminer la portée et le champ d’application du moratoire, en tenant compte des intérêts et des préoccupations aussi bien des pays en développement que des pays développés.
Rashid S. Kaukab est spécialiste du commerce et du développement durable à l’IISD. Cet article est toutefois rédigé à titre personnel et ne reflète pas les opinions de l’IISD.
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